Débuts de vie professionnelle

Débuts de vie professionnelle

C’est un dimanche parmi d’autres. J’ai vingt-cinq ans, un diplôme, et un travail.

Le week-end, je promène mon portable dans ma poche et partout avec moi. La nuit, il dort sur ma table de chevet. Il sonne toujours n’importe quand.

Je suis urgentiste.

Je recouds des petits bobos, je suture de grandes plaies. Je réceptionne le chat tombé du sixième étage, le chien tapé par une voiture. Je gère la crise de diabète, d’asthme, d’insuffisance rénale, l’électrocution, la noyade, le train arrière paralysé, la rate éclatée. Je fais vomir des chiens et des chats des substances diverses qu’ils ont avalées : chocolat, chaussettes, sac en plastique, drogues, médicaments de leur propriétaires.

Souvent, je perfuse ; parfois, j’opère. C’est un travail toujours différent. Un bon poste, parce qu’on touche à tout, et que j’y mets en pratique tout ce à quoi j’ai été formée pendant mes années d’école. Il y a beaucoup d’adrénaline, il faut aller vite, et faire bien. C’est passionnant.

Ce dimanche, j’ai terminé les soins aux animaux hospitalisés. La grande clinique est calme. Et mon téléphone sonne. Au bout du fil, une dame avec la voix qui tremble, et entre deux phrases hâchées, quelques mots : « chienne », « pas bien », « lymphome », « terminal ».

« Venez. »

Le vétérinaire, urgentiste ou non, s’adapte toujours à la situation. Mais dans mon manuel de gestion d’urgences, corné à force d’avoir été lu, il n’y aucun chapitre sur le vieux chien cancéreux qui se dégrade brutalement. Ce vieux chien de famille qu’il va falloir aider à partir.

Les gens arrivent à la clinique. La chienne est à bout, et ses propriétaires sont en larmes. Ce n’est pas une situation ordinaire : il n’y a pas de diagnostic à poser, pas d’examens à faire ; juste soulager, définitivement.

On parle un peu, on fait des papiers. Il y a toujours des papiers à faire.

J’emporte la chienne en salle de soins, tandis que les propriétaires restent assis en consultation. Je tonds, puis pose un cathéter, ce petit tube inséré directement dans la veine pour que les produits circulent plus vite. J’injecte un peu de morphine, la chienne se calme.

Mes gestes sont ceux de tous les jours, pourtant cette fois-ci c’est différent. J’ai mis une sorte de cloison entre mes sentiments et le moment présent.

Je ramène la chienne à ses propriétaires. Elle a sa couverture roulée autour d’elle, ses maîtres la trouvent plus tranquille, ils la prennent sur leurs genoux. Ils la caressent doucement, pendant que je prépare mes deux seringues. Une pour endormir, une pour arrêter le coeur.

En médecine, tout est toujours une histoire de dose. De dose, de concentration, de poids de l’animal, de variabilité d’espèce. Qu’il s’agisse d’anesthésique, de médicaments ou de poison, c’est toujours une histoire de calcul. On finit par les faire presque machinalement. Sauf celui pour l’euthanasie. Parce que ce calcul-là, au-delà des mathématiques, a une dimension très spéciale. Pendant qu’il remplit ses seringues, le vétérinaire est en exact face-à-face avec sa propre conscience.

Ai-je le droit ?

Est-ce le bon moment ?

Est-ce que tout va bien se passer ?

Tout le monde est prêt.

Je place la première seringue sur le cathéter, et je pousse. Les gens chuchotent des mots doux dans l’oreille de leur chienne. Je ne les écoute pas et pourtant, ces mots, je m’en rappellerai pendant toutes mes futures années d’exercice. A cet instant, j’ai oublié qu’ils sont là, je suis juste…extrêmement concentrée. La chienne dort. Je pousse la deuxième seringue. Elle respire encore une fois…puis tout s’arrête.

Voilà, c’est terminé.

« Merci Docteur »

« C’est normal, c’est mon travail ».

Nous ne nous étions jamais vus, et nous venons de partager un moment très intime de leur vie. Ils s’en vont, et je sais que, même s’ils sont tristes, ils sont soulagés.

C’est vrai, j’ai fait mon travail. J’essaie de ne pas trop y penser.

Je suis urgentiste. Je nettoie des plaies, retire des échardes. Je fais des pansements, soigne les boiteries, les crises de convulsions, les empoisonnements, les piros du dimanche. Aujourd’hui, j’ai euthanasié un chien. Je ne le leur ai pas dit, mais pour moi, c’était la première fois.

Ils s’appellent Bébé, Nanook, Champion, Babelle, Nina, Pitou… Quand on ne peut plus les aider autrement, on les aide à partir, dans les meilleures conditions possibles. C’est une tâche lourde, où chaque vétérinaire a son curseur moral personnel. C’est un acte qui n’a rien d’anodin, même après des années d’exercice. La dimension psychologique de l’acte d’euthanasie n’est, à ce jour, pas enseignée dans les écoles vétérinaires. A chaque praticien de faire avec ce qu’il a.

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