Elle s'appelait Nadine

Elle s'appelait Nadine

Alors voilà, on y est. Aujourd’hui mardi, j’ai annulé tous mes rendez-vous et ai fermé mon cabinet. J’ai fait cinq cents bornes et me voici au pied d’une église, dans un hameau lointain du Gers. Ma parole, tout le village est là… Le silence est tout juste troué par le son triste de la cloche et des chants d’oiseaux dans l’air tiède. Ce matin, on enterre la véto du village…

Elle s’appelait Nadine.

Quand on parle de formation vétérinaire, on pense souvent aux études, longues, fastidieuses, exigeantes. On oublie les rencontres. Et pourtant… c’est aussi un métier qui s’apprend sur le terrain, aux côtés des autres, plus aguerris. Parce que le savoir, c’est bien ; mais le savoir-faire, c’est quand même bien aussi.

Nadine était ce qu’on appelle une véto « mixte » : elle avait un petit cabinet en ville mais la plupart du temps, elle sillonnait la campagne d’une exploitation à une autre, allant de vêlage en fièvre de lait, de césarienne en mammite. Elle conduisait, vite. Elle courait, tout le temps. Elle fumait, beaucoup.

La première fois que j’ai rencontré Nadine, c’était pour travailler pour elle. Il lui fallait une paire de mains pour faire des prises de sang sur les vaches de ses éleveurs. Il est d’usage chez les vétos, de recruter des étudiants pour cela.

Moi, j’étais étudiante, et je voulais des sous pour m’acheter un chien.

Elle m’a vue débarquer chez elle un soir, avec ma Twingo et mes bottes Aigle à fleurs. Elle a juste demandé si je savais faire des prises de sang.

J’en avais déjà fait, oui. J’ai omis de dire que j’avais aussi déjà embourbé ma voiture dans un champ au milieu des vaches, que je l’avais faite tomber d’un petit pont et qu’il avait fallu qu’un éleveur me récupère avec son tracteur, et que j’étais tellement nulle en sens de l’orientation que je prenais systématiquement du retard sur les tournées malgré un GPS à jour.

J’ai dormi chez elle, dans une chambre à l’étage et l’odeur des boiseries, un parfum noble et chaleureux qui lui ressemblait.

Le lendemain matin, je faisais partie des meubles. « Ton café », m’a-t-elle dit de sa voix doucement éraillée, en posant un grand bol devant moi. J’étais plutôt thé, mais je n’ai rien osé dire.

Douze ans plus tard, ne me parlez pas trop tant que je n’ai pas bu mon premier café du matin.

Nadine frisait la soixantaine. Elle menait tout de front avec une évidence qui fit sur moi une très forte impression. Divorcée, elle avait élevé trois enfants, gérait son cabinet et ses éleveurs de jour comme de nuit, et aussi sa mère grabataire, qu’elle gardait chez elle. A l’heure du dîner, au retour de tournée, on entendait dans sa cuisine le ronronnement d’un Thermomix d’avant-garde et l’ébullition douce du fait-tout dans lequel cuisait la popote pour ses chiens. Nadine cuisinait pour tous. Il y avait souvent du monde de passage, un verre de Porto à partager, des paroles à échanger. J’ai trouvé que le Gers était un endroit généreux.

De temps en temps, un client venait frapper à la porte pour un problème sur son chien, et Nadine allait s’en occuper. Tous les gens du village savaient où elle habitait.

Cette rencontre fut probablement la plus forte que je fis durant mes jeunes années de vétérinaire. Certainement parce qu’au-delà de son caractère généreux et bien trempé, Nadine représentait la force, l’indépendance, la ténacité et le caractère battant des femmes qui ont évolué dans un milieu où exerçaient pendant longtemps exclusivement des hommes.
Elle travaillait le jour, elle travaillait la nuit. Elle trouvait les portables pratiques, car on pouvait être joignable tout le temps, c’était bien commode pour les gardes.

Je suis retournée chez elle en stage par la suite. J’y ai appris beaucoup. Des choses techniques, et des choses plus terre-à-terre. Comme la satisfaction profonde et le parfum immarcescible d’un veau juste né, encore humide dans la paille, dans la chaleur douce d’une nuit d’été pailletée d’étoiles.

Croyez-moi, c’est une des plus belles émotions de vétérinaire.

Aujourd’hui, on enterre Nadine, et c’est une belle génération de vétérinaire qui disparaît avec elle.

La vie est passée, et je ne suis pas devenue « véto de campagne ». Moi je suis devenue « véto des petits animaux », à la campagne. Mais, à part des souvenirs et des conseils précieux, j’ai encore deux-trois choses qui me restent de Nadine.

J’ai mes bottes Aigle à fleurs dans le cellier de ma maison.

Avec l’argent gagné chez elle j’ai acheté le chien de mes rêves, que vous voyez au cabinet, mon bon Cirrus.

Parce qu’elle m’a fait rêver à allier cuisine et métier prenant, mes parents m’ont offert un Thermomix à la fin de mes études, il me sert un peu à tout.

Et, surtout, le matin en chirurgie, quand je termine d’opérer une chatte, je l’entends encore parfois, penchée par-dessus mon épaule : « Et tu refermes la peau avec un point en U… Voilà, tu sais stériliser».

Commentaires

Celine Tournadre

15/10/2021

Toujours beaucoup d’émotion dans vos récits , vous arrivez à la transmettre à travers vos mots Quelle jolie plume , merci pour ces partages …

Réponse apportée

15/10/2021

Merci pour ce très gentil message Mme Tournadre, cela me touche. A bientôt !

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